Depuis qu’il est à la retraite, mon père cumule les problèmes de santé. Parfois je l’accompagne chez ses médecins qui sont surpris de me voir avec lui. « Ah votre fils est avec vous ? Il est vrai que le Liban est encore une société très patriarcale. », ai-je entendu de nombreuses fois. Je ne sais pas s’il le fait exprès mais ses docteurs sont systématiquement liés, d’une façon ou d’une autre, au Liban, même s’ils sont français depuis des générations. Par exemple, son ophtalmologue a été kidnappé en 1978 par les mourabitouns, une milice nassériste, alors qu’il prenait des photos dans Beyrouth-Ouest lors d’un séjour où il avait été infirmier bénévole. Ces hommes finissent par dire : « Bachir Gemayel était un grand homme, dommage qu’il soit mort si tôt dans un attentat », ce à quoi mon père rétorque : « Pas vraiment un grand homme mais peut-être le seul qui pouvait arranger un peu les choses. »
Mon père adapte ses réponses à ses interlocuteurs. Selon qui il a face à lui, il parle de Bachir Gemayel comme d’un « homme courageux » ou du « plus grand des sanguinaires », il fait de même pour les autres politiciens libanais à l’exception des dirigeants du Hezbollah qu’il rejette constamment.
Quand mon père me demande de le déposer, je ne lui demande jamais où on va, avant qu’il soit assis à côté de moi dans la voiture. À chaque fois, c’est le même cirque. Il recule le siège, rabaisse le dossier jusqu’au bout et bâille. Une fois terminé, il appelle le Prophète en hurlant : « Ya Nabi, Ya Mohammad, Ya Rassoul Allah. »
Cette fois-ci, direction Axa pour son assurance décès, une entrevue qui fut assez surréaliste dans un bureau en travaux où l’assureur expliquait à mon père que, s’il mourait après soixante-quinze ans, ma mère ne pourrait rien toucher de ce qu’il avait mis de côté pendant des années. Mon père, médusé, lui avait proposé alors de se suicider la veille de ses soixante-quinze ans. « Faites comme vous le sentez » lui avait répondu l’assureur. Mon père se retournait vers moi (j’avais préféré rester debout au fond du bureau), il me demandait mon avis sur la date de son futur décès ou s’il pouvait compter sur moi pour le tuer avant d’arriver à l’âge limite.
Une fois le rendez-vous terminé, nous remontions à pied lentement vers la voiture car mon père marche lentement, très lentement, c’est à en devenir fou, je ne sais pas comment ma mère fait quand elle sort avec lui, elle qui comme moi est si vive. Tandis qu’on traversait tels deux escargots l’avenue de la Grande Armée, cette avenue sordide entre les mauvais kebabs et les bureaux de chaînes de télévision, les embouteillages monstrueux et les travaux sans fin, mon père m’a raconté qu’un des journaux pour lesquels il travaillait était situé au numéro 187. Le journal irakien Kell el Arab. Tous les Arabes.
– Tu sais ce que j’ai dit lors d’une réunion de rédaction du journal Kell el Arab ?
– Non, papa.
– Je ne t’ai pas raconté ?
Il a toujours l’air surpris d’apprendre qu’il ne m’a pas raconté une histoire.
– Le rédacteur en chef et les futurs collaborateurs se demandaient quoi mettre en sous-titre du journal. Le journal se créait, c’était un journal libanais basé à Paris. Celui-là était principalement financé par Saddam Hussein, le rédacteur en chef nous avait d’ailleurs précisé en début de réunion : « Vous pourrez insulter qui vous voulez sauf Saddam Hussein et sa famille ! Mais vraiment qui vous voulez ! Même ses ministres. »
Mon père avait trouvé ça formidable car il aimait beaucoup Saddam. Des années après, au lendemain de l’invasion américaine en Irak, mon père, qui n’avait jamais porté un T-shirt de sa vie, se baladait dans Paris avec un T-shirt blanc à l’effigie du dictateur irakien.
« Tout le monde proposait des idées : “Journal politique”, “Journal politique et culturel”, “Pour un renouveau du monde arabe”, “Le journal du monde arabe”. J’ai levé la main, le rédacteur en chef m’a fait signe et j’ai dit : “ Ça ne va pas vous plaire et je sais que vous n’allez pas choisir mon idée mais j’aimerais vous la proposer. Elle me semble beaucoup plus juste que les autres. Imaginez un peu, si en dessous de Kell el Arab l’on mettait l’expression bi Ayré, sur mon sexe. Kell el Arab bi Ayré ! Tous les Arabes sur mon sexe ! C’est pas super ça, comme idée ? Tous les Arabes sur mon sexe ?” C’était en 1984, si tu veux noter pour ton roman. »